La fabrique du mythe : la réécriture du paganisme ancien chez Leopardi
Résumés
De quelle manière la réécriture des mythes païens devient, dans la poésie léopardienne, un problème de nature stylistique ? À partir des écrits théoriques du poète (Discours d’un Italien sur la poésie romantique, Zibaldone), en passant par la pensée de Vico, cet article étudie le rôle de la rhétorique dans la formation du « style imaginatif » de Leopardi, visant à faire revivre les réalités mythologiques anciennes dans la poésie moderne désormais démythisée et privée de toute persuasion.
Texte intégral
11. Dans un passage du Zibaldone, en date du 19 octobre 1820, Leopardi expose des considérations sur les mythes anciens, en précisant qu’un retour de ceux-ci ne s’avère plus possible pour un public moderne. En effet, les fables de la mythologie grecque, ainsi que toutes les erreurs auxquelles les anciens adhéraient spontanément, ont tout perdu du côté de la persuasion. Ce serait une ruse, de la part du poète, que de vouloir les choisir en tant que sujets d’imitation poétique à l’époque moderne, où le triomphe de la science spéculative et de l’« arido vero » ont provoqué une perte irréversible des illusions anciennes :
- 1 « Ainsi, la mythologie antique, ou toute autre invention poétique lui ressemblant, possède tout c (...)
Perciò l’antica mitologia, o qualunque altra invenzione poetica che la somigli, ha tutto il necessario dalla parte dell’illusione, passione ec. ma mancando affatto dalla parte della persuasione, non può più produrre gli effetti di una volta, e massime negli argomenti moderni, perchè negli antichi, l’abitudine ci proccura una tal quale persuasione, principalmente quando anche il poeta sia antico […]. Ma applicate nuovamente le stesse o altre tali finzioni, sia ad altri argomenti antichi, sia massimamente a soggetti moderni o de’ bassi tempi ec. ci troviamo sempre un non so che di arido e di falso, perchè manca la tal quale persuasione, quando anche la parte del bello immaginario, maraviglioso ec. sia perfetta.1
- 2 Chateaubriand, Génie du Christianisme, I, Paris, Flammarion, 1966, p. 475.
- 3 Ibidem, p. 238.
2Ce problème concernant le manque de persuasion des mythes païens dans un monde désormais démythisé, avait déjà été abordé par d’autres auteurs, notamment français, chers à Leopardi. Par exemple, dans la troisième partie du Génie du Christianisme, une des lectures de jeunesse du poète de Recanati, Chateaubriand dénonçait ouvertement la mythologie en disant que cette dernière rendait impossible un rapport vierge avec la nature et, par conséquent, avec la poésie descriptive. Comme si l’obsession pour les arguments mythologiques avait rendu impossible aux poètes une approche plus directe et ingénue avec la nature. En effet, Chateaubriand critique la personnification des divinités anciennes en poésie (« Le soleil devint un Osiris, la nature attristée de son éloignement périodique fut une Isis, une Astarté, une Vénus »)2, et nous dit que la faute de maints poètes de l’Antiquité a été de « rapetisser la nature avec la mythologie », d’où l’éloignement de la nature telle que Dieu l’avait créée, du spectacle de la nature chrétienne qui reformule le rapport Créateur/créature : il ne s’agit plus de montrer, dans l’imitation, des divinités anthropomorphes, mais de suggérer la présence d’un Dieu invisible caché derrière ses œuvres. Par conséquent, la tâche du poète chrétien serait de poser, en décrivant la nature, une sorte de voile. Les divinités anciennes étant mortes, la description de la nature chrétienne reste la seule solution possible pour garder une métaphysique qui conserve à la fois le mystère de la divinité et la neutralité de la nature : « La mythologie rapetissait la nature ; et les anciens, pour cette raison, n’avaient point de poésie descriptive. Le christianisme rend au désert, et ses tableaux, et ses solitudes »3.
- 4 « Religion chérie ! […] Tu vivras toujours, et l’erreur ne vivra jamais avec toi. Quand elle nous (...)
3On pourra reconnaître dans cette déclaration de Chateaubriand un lien intéressant avec la poétique léopardienne de la période 1815-1820, dans la mesure où on y voit soudés trois aspects fondamentaux de l’auteur : le refus des mythes anciens (à savoir la personnification des divinités, que Leopardi appelle « errore intellettuale »), l’idéal d’une poésie décrivant la nature, et le christianisme en tant que moyen de garder un délicat équilibre spirituel (défini par Leopardi « stato di mezzo ») entre la fin du paganisme et le triomphe de l’« arido vero ». D’ailleurs, ce n’est pas par hasard si Leopardi avait terminé son Saggio sopra gli errori popolari degli antichi, en 1815, en rejetant d’une part les erreurs liées à la mythologie (« ciclopi, arimaspi, cinocefali », ainsi que la divinisation des astres, du soleil et de la lune) et en affirmant de l’autre la « cristiana religione ». Comme on le lit clairement à la fin de son ouvrage, Leopardi fait jouer, à la manière de Chateaubriand, la religion chrétienne contre la fin du paganisme (représenté par l’erreur populaire), en exaltant la première : « Religione amabilissima ! […] Tu vivrai sempre, e l’errore non vivrà mai teco. Quando esso ci assalirà, quando cuoprendoci gli occhi con una mano tenebrosa minaccerà di sprofondarci negli abissi oscuri che l’ignoranza spalanca avanti ai nostri piedi, noi ci volgeremo a te, e troveremo la verità sotto il tuo manto. L’errore fuggirà come il lupo della montagna inseguito dal pastore, e la tua mano ci condurrà alla salvezza »4. D’où la conviction léopardienne, répétée à plusieurs reprises le long du Zibaldone, que le christianisme est une sorte d’« état moyen » entre la perte des illusions anciennes et l’affirmation du vrai.
4Il y a donc un problème majeur abordé par le jeune poète de Recanati : le poète ne peut pas leurrer ses lecteurs ; la fin de la mythologie ne doit pas se traduire par une « erreur intellectuelle ». Si le « vrai naturel » reste le seul sujet d’imitation poétique possible à l’époque moderne, où tous les mythes sont démystifiés par l’envers de la science, le poète ne doit pas choisir ses images parmi les « leurres et les fantômes de l’âme », comme le font les romantiques. Au contraire, il devra partir de l’observation du vrai lui-même, de l’imitation de la nature « vierge et intacte », bref de l’« œuvre de Dieu » qui ne change jamais, qui reste toujours la même. Ainsi on peut lire dans le Discorso intorno alla poesia romantica (1818) :
- 5 « réjouissons-nous plutôt qu’il nous soit arrivé ce qui n’arriva pas à nos aïeux, de connaître le (...)
[…] rallegriamoci piuttosto che ci sia toccato quello che a’ nostri maggiori non toccò, di conoscere finalmente il vero, e di questo vero gioviamoci noi e facciamo ch’altri si giovi parimente. Ma se nebbie e sogni e fantasmi sono più tosto le opinioni moderne, […] perché lasciamo che la gente sia confusa e ingannata, e che la gioventù nostra stia in forse di quale delle due dottrine s’abbia a fidare ?5
- 6 « Ainsi les beautés de la nature, tout d’abord adaptées aux qualités et apprêtées pour le plaisir (...)
Le bellezze dunque della natura conformate da principio alle qualità ed ordinate al diletto di spettatori naturali, non variano pel variare de’ riguardanti, ma nessuna mutazione degli uomini indusse mai cambiamento nella natura, la quale mantenendosi eternamente quella, a volerne conseguire quel diletto puro e sostanziale ch’è il fine proprio della poesia (giacché il diletto nella poesia scaturisce dall’imitazione della natura) […] è necessario che, non la natura a noi, ma noi ci adattiamo alla natura, e però la poesia non si venga mutando, come vogliono i moderni, ma ne’ suoi caratteri principali, sia, come la natura, immutabile.6
5Autrement dit, le problème posé par Leopardi autour des années 20 semble être le suivant, qui était d’ailleurs notre point de départ : si la mythologie se révèle une « erreur intellectuelle » et si la seule route à parcourir pour la poésie est celle d’une imitation du « vrai naturel », dans quelle mesure peut-on parler d’une réécriture du mythe chez Leopardi ? En réalité, ces deux aspects apparemment inconciliables, la vraie nature d’une part et la mythologie de l’autre, sont destinés à se croiser dans la spéculation léopardienne, en donnant lieu à une synthèse très originale au niveau théorique et poétique dont le développement suivant fera l’objet.
62. En réalité, le problème concernant le mythe dans la pensée léopardienne est de nature éminemment poétique ou, pour mieux dire, « sentimentale ». À la suite d’une profonde crise intellectuelle, en 1819, qui l’a amené à reconnaître le malheur des modernes par rapport aux anciens, Leopardi ne cesse de répéter que ce qui différenciait les seconds par rapport aux premiers n’était qu’une manière différente de se rapporter au réel ou, pour mieux dire, une façon différente de le percevoir et de le « sentir ». Si le péché originel, dans la pensée léopardienne, est éminemment un péché de la connaissance (à savoir, l’homme, en voulant connaître la vérité, s’est éloigné des illusions naturelles que la nature lui fournissait spontanément), il s’ensuit que l’homme naturel, qui avait réellement vécu les mythes païens, ne se limitait pas, comme le fait l’homme moderne, à les imaginer ou à les fabriquer de manière artificielle. Au contraire, étant privé de la connaissance intellectuelle et vivant dans l’ignorance des causes de la nature, il vivait ces mythes comme des réalités. Il était donc persuadé que l’âme de Cyparis habitait les troncs des arbres, et pouvait les embrasser comme s’ils étaient le corps vivant d’une femme :
- 7 « Qu’il était beau le temps où chaque chose vivait selon l’imagination de l’homme et vivait humai (...)
Che bel tempo era quello nel quale ogni cosa era viva secondo l’immaginazione umana e viva umanamente cioè abitata o formata di esseri uguali a noi, quando nei boschi desertissimi si giudicava per certo che abitassero le belle Amadriadi e i fauni e i silvani e Pane ec. ed entrandoci e vedendoci tutto solitudine pur credevi tutto abitato e così de’ fonti abitati dalle Naiadi ec. e stringendoti un albero al seno te lo sentivi quasi palpitare fra le mani credendolo un uomo o donna come Ciparisso ec. e così de’ fiori ec. come appunto i fanciulli.7
7Dans ce passage célèbre de son journal, tout comme dans le poème Alla Primavera, où il écrivait « vissero i fiori e l’erbe / vissero i boschi un dì », Leopardi nous plonge dans un passé mythique où les correspondances entre l’homme et la nature n’étaient pas des trouvailles de l’esprit ou de la rhétorique, mais des choses concrètes que les hommes pouvaient voir, toucher et vérifier autour d’eux. Ainsi Écho, définie à l’époque moderne « vago error de’ venti », était une femme en chair et en os, tout comme Pan, Venus, et les autres divinités païennes qui se montraient, parfois, aux hommes.
- 8 Sur le rapport Leopardi-Vico, cf. Giuseppe Prestipino, Gli antichi e noi : Leopardi, in Tre voci (...)
8On trouvait cette conception aurorale du mythe chez un philosophe que Leopardi connaissait fort bien, Giambattista Vico8. Ce dernier avait imaginé, dans la Scienza nuova, une origine de la connaissance humaine entièrement basée sur une faculté poétique naturelle exercée par les hommes primitifs, les « poètes théologiens ». Tout comme Leopardi, Vico écrit que cette faculté poétique originelle était possible sur la base d’une certaine ignorance intellectuelle. Tout comme les hommes léopardiens dans l’état de nature, les poètes primitifs de Vico avaient accès à une dimension plus élevée de la connaissance qui n’a rien à voir avec la métaphysique intellectuelle des modernes, définie par Vico « rationnelle et abstraite comme celle de nos contemporains éclairés ». Il s’agit au contraire d’une faculté profondément intuitive, « faite de sentiment et d’imagination ». Étant donné le binôme léopardien « connaissance/ sentiment » sur lequel se base tout le drame de l’homme chez le poète de Recanati, on pourra aisément le retrouver dans maints passages de la Métaphysique poétique de Vico. Il suffit de lire, par exemple, ce passage éclairant de la Scienza nuova, où l’on retrouve la même dualité :
- 9 « C’est pourquoi la sagesse poétique, la première du paganisme, dut revêtir d’abord une forme mét (...)
Adunque la sapienza poetica, che fu la prima sapienza della gentilità, dovette incominciare da una metafisica, non ragionata ed astratta qual è questa or degli addottrinati, ma sentita ed immaginata, quale dovett’essere di tai primi uomini, siccome quelli ch’erano di niuno raziocinio e tutti robusti sensi e vigorosissime fantasie […]. Questa fu la lor propia poesia, la qual in essi fu una facoltà loro connaturale (perch’erano di tali sensi e di sì fatte fantasie naturalmente forniti), nata da ignoranza di cagioni, la qual fu loro madre di maraviglia di tutte le cose, che quelli, ignoranti di tutte le cose, fortemente ammiravano, come si è accennato nelle Degnità.9
9Il faut remarquer dans ce passage que ce sont les « ignorants » qui sont « naturellement pourvus d’imagination ». Ce seront, dans un autre passage, les « enfants » (i « fanciulli »). Il suffit de lire ce passage, vraiment très proche, même au niveau intertextuel, du passage léopardien de Ciparisso cité ci-dessus :
- 10 « L’œuvre particulièrement sublime de la poésie, c’est d’attribuer aux choses insensibles sens et (...)
Il più sublime lavoro della poesia è alle cose insensate dare senso e passione, ed è propietà de’ fanciulli di prender cose inanimate tra mani e, trastullandosi, favellarvi come se fussero, quelle, persone vive. Questa dignità filologico-filosofica ne appruova che gli uomini del mondo fanciullo, per natura, furono sublimi poeti.10
- 11 « l’imagination véritablement forte, verte, féconde, créatrice et fructueuse n’appartient plus qu (...)
- 12 « l’ignorant, comme l’enfant, se détermine beaucoup plus vite, beaucoup plus facilement, vivement (...)
- 13 « et la philosophie, que nous a-t-elle enseigné ? Ce qui nous était naturel quand nous étions enf (...)
- 14 « Les hommes sentent d’abord sans porter leur réflexion sur l’objet de leurs sensations ; ils réf (...)
10Or, on retrouve souvent le couple terminologique « ignoranti/ fanciulli », dont Vico se sert pour aborder l’intériorité des poètes théologiens, dans le Zibaldone de Leopardi pour faire allusion à un état de l’âme humaine encore libre des prétentions de l’intellect (le fameux péché originel léopardien). Dans Zib. 725-726, par exemple, Leopardi écrit que « l’immaginazione veramente forte, verde, feconda […] non è più propria se non de’ fanciulli, o al più de’ poco esperti e poco istruiti »11. Ainsi, dans Zib. 381 on affirme que « l’ignorante, come il fanciullo, si determina molto più presto, facilmente e vivamente […] dell’uomo istruito e saggio »12. Enfin, dans le but évident de s’éloigner de la philosophie, dans Zib. 305 : « […] e la filosofia che cosa ci ha insegnato ? Quello che da fanciulli ci era connaturale […] quello che i nostri incolti e ignoranti bisavoli, sapevano ed eseguivano senza sognarsi d’esser filosofi »13. Autrement dit, Leopardi et Vico semblent partager une vision commune de l’histoire, pour ainsi dire involutive, de l’esprit humain. Les hommes d’imagination, qui étaient naturellement des poètes dans l’état de nature, ont désormais perdu leurs illusions naturelles en voulant connaître la nature des choses. Comme l’écrit Vico dans le LIII Axiome de son ouvrage, l’un des plus léopardiens de la Scienza Nuova, « Gli uomini prima sentono senz’avvertire, dappoi avvertiscono con animo perturbato […], finalmente riflettono con mente pura »14.
11De cette manière, on aura peut-être mieux compris la portée à la fois poétique et sentimentale du problème léopardien à l’égard du mythe, ainsi que la portée ontologique de la question qu’on a posée au tout début de cet article. Il est impossible, du point de vue de Leopardi, d’aborder le problème poétique par le biais d’une « erreur intellectuelle » : après les péchés de la connaissance et de l’intellect, personne ne pourra restaurer l’état naturel, le printemps mythique de l’âge d’or païen. La mythologie est morte à jamais. Pourtant, écrit Leopardi, il est possible de concevoir une deuxième forme d’erreur qui ne soit pas « intellectuelle », mais « imaginative ». Il s’agit toujours d’une ruse, bien sûr, mais bien différente de l’autre. Si un poète malhonnête peut nous convaincre de choses ouvertement fausses, le « poète de l’imagination, quelque païen, idiot, ancien qu’il soit, trompera notre imagination à chaque fois qu’il saura feindre en vrai poète » :
- 15 « Puisque tout le monde sait qu’il faut distinguer deux types différents d’erreurs ; l’on appelle (...)
Imperocché non c’è chi non sappia che bisogna distinguere due diversi inganni ; l’uno chiameremo intellettuale, l’altro fantastico. Intellettuale è quello per esempio d’un filosofo che vi persuada il falso. Fantastico è quello delle arti belle e della poesia a’ giorni nostri ; […] In somma tutto sta, come ho detto da principio, se la poesia debbe illudere o no ; se deve, com’è chiaro che deve, e come i romantici affermano spontaneamente, tutto il resto non è altro che parole e sofisticherie e volerci far credere a forza d’argomenti quello che noi sappiamo che non è vero ; perché in fatti sappiamo che il poeta sì come per cristiano e filosofo e moderno che sia in ogni cosa, non c’ingannerà mai l’intelletto, così per pagano e idiota e antico che si mostri, c’ingannerà l’immaginazione ogni volta che fingerà da vero poeta.15
12C’est donc sur cette base théorique que Leopardi s’apprête à réécrire les mythes anciens. À savoir, en cherchant une « ruse de l’imagination » qui puisse restaurer la condition du poète primitif et nous montrer la nature telle que ce dernier la voyait. Il ne s’agira pas, bien sûr, de restaurer les divinités anciennes, mais de « rendre vivante » la nature elle-même, « la qual non cambia né incivilisce », dans une sorte d’accord entre « origine perdue » et « présent » :
- 16 « Je dis seulement que la tâche du poète est d’imiter la nature […] ; je dis qu’il peut tromper, (...)
Solamente dico che l’ufficio del poeta è imitar la natura, […] che questi [il poeta] può ingannare, e per tanto deve coll’arte sua quasi trasportarci in quei primi tempi, e quella natura che ci è sparita dagli occhi, ricondurcela avanti, o più tosto svelarcela ancora presente e bella come in principio, e farcela vedere e sentire, e cagionare quei diletti soprumani di cui pressoché tutto, salvo il desiderio, abbiamo perduto, onde sia presentemente l’ufficio suo, non solamente imitar la natura, ma anche manifestarla, […] non solamente somministrare, ma sostituire ;16
En d’autres termes, il s’agit, comme on le verra, de se réapproprier, au travers du style, l’expérience originelle, primitive de la nature, telle que les anciens l’avaient vue.
133. En parlant de l’expérience esthétique propre aux « poètes théologiens », Vico nous dit que ces derniers étaient de sublimes créateurs de métaphores. À l’aide d’un simple procédé de rhétorique, les poètes anciens étaient capables de trouver des correspondances au sein de la nature, en personnifiant les éléments naturels. C’est grâce à cette faculté poétique primitive qu’ils pouvaient réaliser le mythe d’une nature vivante. En effet, l’originalité de la pensée de Vico consiste en le fait d’avoir isolé au niveau structurel l’essence même de la correspondance poétique, ou, si l’on préfère, du « rapport » qui humanise la nature au travers des tropes. Les poètes théologiens de Vico observent la nature en y découvrant des rapports qui deviennent, grâce à leur faculté poétique spontanée, des réalités humaines concrètes. Il est intéressant de voir la manière dont Vico transforme, à l’aide de la métaphore, la nature en des êtres humains. Au travers de la correspondance, les racines des arbres deviennent des « barbes », un pan de mer une « langue », le ciel serein une « bouche qui rit » :
- 17 « C’est un fait digne d’observation que dans toutes les langues, la majeure partie des expression (...)
Quello è degno d’osservazione : che ’n tutte le lingue la maggior parte dell’espressioni d’intorno a cose inanimate sono fatte con trasporti del corpo umano e delle sue parti e degli umani sensi e dell’umane passioni. Come « capo », per cima e principio […] ; « occhi » delle viti […] ; « bocca » ogni apertura ; « labro », orlo di vaso o d’altro ; « dente » d’aratro, di rastello […] ; « barbe » le radici ; « lingua » di mare ; […] « collo » di terra ; « braccio » di fiume […] ; « seno » di mare, il golfo ; […] « gamba » o « piede » di paesi […] ; « vena » d’acqua […] ; « sangue » della vite, il vino ; […] « viscere » della terra ; « ride » il cielo, il mare ; « fischia » il vento […].17
- 18 Une tentative de formuler une “science du style” dans l’œuvre léopardienne a été proposée par Ant (...)
14Ce qui nous intéresse le plus dans la perspective d’une réécriture du mythe chez Leopardi est cette possibilité de la part du poète de se réapproprier l’expérience ancienne, originelle, de la nature mythique à l’aide des figures de style, notamment des tropes, qui laissent transparaître dans l’espace figuré, sous-jacent à la nature, cet écart primordial, l’essence du corps humain, que les poètes anciens étaient capables de voir spontanément. D’où l’intérêt pour la « science des rapports »18, plusieurs fois invoquée par Leopardi le long du Zibaldone en tant que moyen principal pour rendre vivante une nature désormais muette et démythifiée par le savoir scientifique :
- 19 « La science de la nature n’est que la science des rapports. Tous les progrès de notre esprit con (...)
- 20 « Avec la vivacité de leur imagination et le seul enseignement de la nature, les enfants découvre (...)
La scienza della natura non è che scienza di rapporti. Tutti i progressi del nostro spirito consistono nello scoprire i rapporti. Ora, oltre che l’immaginazione è la più feconda e maravigliosa ritrovatrice de’ rapporti e delle armonie le più nascoste, come ho detto altrove ;19
I fanciulli con la vivacità della loro immaginazione, e col semplice dettame della natura, scuoprono e vedono evidentemente delle somiglianze e affinità fra cose disparatissime, trovano rapporti astrusissimi, dei quali converrebbe che il filosofo facesse gran caso, e non si sdegnasse di tornare in qualche parte fanciullo, e ingegnarsi di veder le cose come essi le vedono.20
- 21 Ibidem, p. 414.
15Autrement dit, réécrire le mythe dans cette perspective signifierait fabriquer une illusion poétique qui, tout en étant artificielle, suggère du moins la présence de cet élément primordial (le corps) au dessous du vrai naturel, de la nature telle que les antiques la voient. On pourra ainsi mieux comprendre, par ce biais, la critique léopardienne dans le Discorso sulla poesia romantica, à l’égard de Ludovico di Breme et des romantiques italiens, accusés de vouloir rendre vivante la nature telle qu’elle est. Ce que Leopardi ne peut pas accepter de cette position théorique est l’hypocrisie selon laquelle les romantiques voudraient faire croire à leurs lecteurs que la nature est avivée « immédiatement » et spontanément, alors qu’elle ne l’est qu’au travers de procédés rhétoriques bien codés, de personnifications mythologiques réalisées grâce aux tropes et aux métaphores. Si Ludovico di Breme « veut montrer la vanité poétique de la mythologie », s’il veut rendre vivante la nature « immédiatement, et pas comme le faisaient les anciens, en transformant les choses inanimées en personnes »21, Leopardi est là pour lui démontrer que les auteurs romantiques allégués par Di Breme afin de démontrer sa théorie de la « nature spontanée », sont en réalité les premiers à mettre en place le procédé des poètes antiques de « personnifier la nature ». Tout comme le faisaient les poètes théologiens de Vico, Lord Byron, cité par Di Breme en tant qu’autorité suprême d’une certaine idée de romantisme, n’a pas pu se passer du procédé métaphorique de la « personnification » pour suggérer, derrière la description de sa « rose », l’idée d’un corps de femme. Il est intéressant de citer à ce propos le poème de Byron, suivi par le commentaire de Leopardi dans le Discorso intorno alla poesia romantica :
Che là sul colle e in seno al praticello
Dell’usignuol discopri la signora,
Quella per cui l’innamorato augello
Fa la sua risonar voce canora ;
E del suo vago al canto un verginale
Rossor la donna de’ bei fior colora.
Lontana là dal verno occidentale,
Da freddi venti, da gelata brina,
E blandita da Zefiro vitale
La dei giardin, dell’usignuol regina
Il profumo che a lei natura diede
Ne’ suoi calici accoglie, e sì lo affina
Che in più soave incenso al ciel poi riede.
Oh quanta i suoi sospir spargon fragranza !
- 22 « […] Lorsque le poète a prétendu que la rose amoureuse rougit d’une rougeur virginale en présenc (...)
[…] Quando il poeta ha finto che la rosa innamorata si tinga in presenza dell’amante di rossore verginale, e sospiri, che altro ha fatto se non trasformata la rosa in persona umana ? Chi s’immagina un sospiro non s’immagina anche una bocca ? e se una bocca, non anche un volto ? e se un volto, non anche una persona ? Onde la rosa, volere o non volere, è una fantasia del poeta e nella fantasia dei lettori è una donna.22
16Dans son génial commentaire, Leopardi exhibe ouvertement le procédé rhétorique de la personnification que Di Breme, dans sa théorie du romantisme, voulait passer sous silence. Si le théoricien du romantisme prétendait imiter une nature sans artifices, « avivée immédiatement et spontanément », Leopardi préfère l’honnêteté intellectuelle de révéler l’artifice rhétorique en lequel consiste la « ruse de l’imagination » dont il est question dans tout son discours. Autrement dit, même si les mythes anciens ne sont plus possibles à l’époque moderne, l’imagination humaine ne peut pas s’empêcher de les recréer, à l’aide des correspondances, des tropes et des personnifications. D’où la réponse léopardienne à Di Breme, selon laquelle c’est au poète enfant, aux « fanciulli », aux « imaginative puerili » de faire vivre à nouveau la nature ancienne, en métaphorisant, grâce aux correspondances de l’esprit, les élément naturels :
- 23 « Il est certain, très évident, et c’est inné non seulement chez les poètes mais universellement (...)
È certo e manifestissimo e ingenito non solo ne’ poeti ma universalmente negli uomini, un desiderio molto efficace di vedere e toccare e aggirarsi tra cose vive, dal qual desiderio mossa la fantasia vivifica oggetti insensati […] Quanto sia comune e trita usanza delle immaginative puerili il vivificare oggetti insensati, e non c’è quasi chi l’ignori, ed a me stesso è accaduto già di mentovarlo in questo Discorso. […] Ora chiunque ci porrà mente, verrà subito in chiaro che nella immaginativa de’ putti il sole e la luna altro non sono che un uomo e una donna, e il tuono e il vento e il giorno e la notte e l’aurora e il tempo e le stagioni e i mesi e l’ozio e la morte e infinite cose d’ogni genere non sono altro che uomini e donne, e in somma i fanciulli non attribuiscono alle cose inanimate altri effetti altri pensieri altri sensi altra vita che umana, e quindi procurano altresì di vestirle, ed effettivamente le vestono di forme umane il meglio che possono […]. Non vede [Di Breme] che tanto è naturale all’uomo il vestire gli oggetti insensati di forme umane quanto l’avvivarli ? […].23
17Si l’on passe de la théorie à la pratique, on se rend bien compte que la recherche d’un style poétique chez Leopardi ne relève pas d’un choix arbitraire. Au contraire, il s’agit d’un choix pondéré et bien conscient des enjeux demandés au poète par les nouvelles exigences ontologiques de la poésie moderne. En rendant vivante la nature à l’aide des figures de style, Leopardi agit, pour ainsi dire, en fabriquant des mythes artificiels afin de garder dans la poésie le germe d’une illusion désormais perdue.
18Il suffit de feuilleter les Canzoni filosofiche et les Primi idilli, écrits entre 1818 et 1823, pour vérifier le grand nombre d’expressions figurées choisies par Leopardi pour suggérer l’idée d’une nature vivante : « selve ignude », « sonnolenta aura », « esulta per l’aere il nembo », « nudi sassi », « aure inferme », « commosse belve », « conscie le molli aure », « luce ignuda », « nudi scogli », « l’aer muto e fosco », « pallido il giorno », « cieco il tuono », « equoreo seno », « ira de’venti », « placida notte », « tacita selva », « ride l’aprico margo », « il murmure de’ faggi », « gl’inchinati salici », « la silente riva », « passero solitario a la campagna cantando vai », « gli altri augelli contenti », « queta sovra i tetti posa la luna », « già tace ogni sentiero », « le ridenti piagge », « al margine d’un lago / di taciturne piante incoronato ».
19Le procédé stylistique qui fait de la nature métaphorisée un archétype dynamique, un véritable élément de poétique chez Leopardi, et non seulement une donnée inerte de style, peut être aisément saisi à partir d’autres textes plus mûrs du poète. Par exemple, dans le poème Il Risorgimento, écrit en 1828, Leopardi aborde ouvertement le problème de la nature muette, de la perte des illusions et de la mort des « erreurs » qui faisaient le bonheur des anciens. Pourtant, à la moitié du texte, le poète en proie au désespoir sent renaître en lui l’« error beato ». Du coup, la nature autour de lui se réanime, l’archétype qui sommeillait se réveille enfin. La nature devient « vivante » à nouveau, et le style léopardien se modifie, dans le passage en question, en se revêtant d’éléments métaphoriques très prononcés (« parla il fonte », « favella il mar »). Voilà les effets de la « virtù nova » que le poète ressent en lui :
- 24 Giacomo Leopardi, Poesie e prose, I, a cura di Mario Andrea Rigoni, Milan, Mondadori, 1987, p. 64
Chi dalla grave, immemore
Quiete or mi ridesta ?
Che virtù nova è questa,
Questa che sento in me ?
Moti soavi, immagini,
Palpiti, error beato,
Per sempre a voi negato
Questo mio cor non è ?
Siete pur voi quell’unica
Luce de’ giorni miei ?
Gli affetti ch’io perdei
Nella novella età ?
Se al ciel, s’ai verdi margini,
Ovunque il guardo mira,
Tutto un dolor mi spira,
Tutto un piacer mi dà.
Meco ritorna a vivere
La piaggia, il bosco, il monte ;
Parla al mio core il fonte,
Meco favella il mar.24
20Ou bien, dans le dernier poème écrit par Leopardi, La ginestra (mais plusieurs exemples pourraient être cités dans le corpus des Canti), qu’est-ce que la fleur du désert qui sera sacrifiée à la lave du volcan, si ce n’est une femme, telle que l’était la rose de Byron citée dans le Discorso intorno alla poesia romantica vingt ans auparavant ? Cette fleur qui deviendra le symbole le plus frappant de la poésie léopardienne, ainsi que de la faiblesse de la condition humaine face aux forces destructrices de la nature, aurait-elle été si touchante si Leopardi n’avait pas suggéré, sous son apparence naturelle, la figure d’une femme ? Le tissu métaphorique, en effet, charpente tout le texte, « contenta de’ deserti », « amante », « compagna », jusqu’à l’image finale, où la fleur du désert « plie la tête » :
- 25 Ibidem, p. 91.
E piegherai
Sotto il fascio mortal non renitente
Il tuo capo innocente :
Ma non piegato insino allora indarno
Codardamente supplicando innanzi
Al futuro oppressor […]25
21Bien plus que les autres, cette image du genêt témoigne de la fidélité léopardienne à un certain type de représentation artistique, celle de la nature vivante, que le poète de Recanati avait recherchée dès sa jeunesse. À savoir un espace synthétique où l’expérience poétique des anciens rejoint celle des modernes. Si l’on préfère, un lieu liminaire où la réalité référentielle et l’esprit humain trouvent un point de contact, en réalisant ainsi cette union indissociable de l’homme et de la nature en laquelle consiste la réécriture léopardienne du mythe.
Notes
1 « Ainsi, la mythologie antique, ou toute autre invention poétique lui ressemblant, possède tout ce qu’il faut en matière d’illusion, de passion, etc., mais comme cette part de persuasion lui fait complètement défaut, elle ne peut plus produire sur nous les effets qu’elle produisait jadis, en particulier avec des arguments modernes, car avec les textes anciens, l’habitude nous les rend convaincants, surtout lorsque le poète appartient à l’Antiquité […] Mais si l’on veut innover en utilisant les mêmes fictions, ou d’autres, avec des arguments antiques et surtout avec des sujets modernes ou de la Basse époque, etc., on y trouvera toujours un je ne sais quoi de contraint et de faux, car cette force de persuasion en est absente, même si ce qui touche à la beauté, à l’imagination, au merveilleux, etc., est parfait ». Giacomo Leopardi, Zibaldone di pensieri, edizione critica e annotata a cura di Giuseppe Pacella, Milano, Garzanti, 1991, p. 285. Les traductions françaises que nous proposons sont tirées du volume Zibaldone, Traduction et Présentation par Bertrand Schefer, Paris, Allia, 2003.
2 Chateaubriand, Génie du Christianisme, I, Paris, Flammarion, 1966, p. 475.
3 Ibidem, p. 238.
4 « Religion chérie ! […] Tu vivras toujours, et l’erreur ne vivra jamais avec toi. Quand elle nous assaillira, quand elle couvrira nos yeux d’une main ténébreuse, menaçant de nous faire plonger dans les gouffres obscurs, que l’ignorance ouvre, tout grands, sous nos pieds, nous nous tournerons vers toi, en trouvant la vérité sous ton voile. L’erreur s’enfuira tel le loup de la montagne poursuivi par le berger, et ta main nous conduira vers le salut », Giacomo Leopardi, Saggio sopra gli errori popolari degli antichi, in Poesie e prose, II, a cura di Rolando Damiani, Milan, Mondadori, 1988, pp. 878-879.
5 « réjouissons-nous plutôt qu’il nous soit arrivé ce qui n’arriva pas à nos aïeux, de connaître le vrai ; tirons donc parti de ce vrai et agissons pour que les autres le fassent également. Mais si les opinions modernes sont plutôt des leurres, des rêves et des fantômes, […] pourquoi permettons-nous qu’on leurre et qu’on confonde les gens, et que les jeunes d’aujourd’hui hésitent sur laquelle des deux doctrines il faut suivre ? », Giacomo Leopardi, Discorso di un italiano intorno alla poesia romantica, in Poesie e prose, II, cit., p. 348.
6 « Ainsi les beautés de la nature, tout d’abord adaptées aux qualités et apprêtées pour le plaisir des spectateurs naturels, ne varient pas selon les différents regards de ces spectateurs, car nul changement du point de vue humain n’a jamais provoqué aucun changement dans la nature. Cette dernière reste toujours la même, afin de provoquer en nous ce bonheur pur et substantiel qui est la tâche principale de la poésie (puisque le bonheur en poésie jaillit de l’imitation de la nature) […] il faut donc que nous nous adaptions à la nature, et non pas la nature à nous, comme le veulent les modernes ; et il faut aussi que la poésie, dans ses caractéristiques principales, soit, telle la nature, immuable », ibidem, p. 358.
7 « Qu’il était beau le temps où chaque chose vivait selon l’imagination de l’homme et vivait humainement, c’est-à-dire quand tout était habité ou peuplé d’êtres semblables à nous ; quand on était certain que dans les forêts désertes habitaient les belles hamadryades, les faunes, les sylvains, Pan, etc. Lorsqu’on y pénétrait, n’y voyant que solitude, on les imaginait pourtant toutes habitées, comme les sources où demeurent les Naïades, etc., et en étreignant contre son cœur un arbre, on sentait presque palpiter entre les mains ce que l’on prenait pour une femme ou un homme, tel Cyparis, etc., comme les enfants font avec les fleurs, etc. », Zib. 64.
8 Sur le rapport Leopardi-Vico, cf. Giuseppe Prestipino, Gli antichi e noi : Leopardi, in Tre voci nel deserto. Vico, Leopardi, Gramsci per una nuova grammatica storica, Rome, Carocci, 2006, pp. 59-85 ; Renato Barilli, Poetica e retorica, Milan, Mursia, 1969, pp. 225-232 ; Vincenzo Placella, Leopardi e Vico, dans l’ouvrage collectif Leopardi e la letteratura italiana dal Duecento al Seicento, Atti del IV convegno internazionale di studi leopardiani, Recanati, 13-16 septembre 1976, Florence, Olschki, 1978, pp. 731-757.
9 « C’est pourquoi la sagesse poétique, la première du paganisme, dut revêtir d’abord une forme métaphysique non point rationnelle et abstraite comme celle de nos contemporains éclairés, mais bien plutôt faite de sentiment et d’imagination et […] il devait en être ainsi chez ces primitifs aux sens développés, à l’imagination puissante mais incapables de raisonnement. Cette métaphysique fut la poésie primitive des hommes et comme le raffinement de leurs sens et la vivacité de leur imagination étaient qualités naturelles, cette poésie fut elle-même une faculté innée ayant sa source dans l’ignorance où ils se trouvaient des causes ; l’ignorance suscitait leur étonnement ; ignorant tout, ils étaient, par là, portés vers une profonde admiration des choses (ce que nous avons vu dans un axiome) », Giambattista Vico, La scienza nuova, Milan, Bur, 2004, pp. 261-262. Les traductions françaises de la Scienza nuova que nous proposons sont tirées du volume Principes d’une science nouvelle, Traduction intégrale d'après l'édition de 1744 par Ariel Doubine, Présentation par Benedetto Croce, Introduction, notes et index par Fausto Nicolini Paris, Nagel, 1953.
10 « L’œuvre particulièrement sublime de la poésie, c’est d’attribuer aux choses insensibles sens et passions ; or, c’est le propre des enfants de prendre dans leurs mains des objets inanimés puis, pour s’amuser, de leur parler comme s’ils fussent des êtres vivants. Cet axiome philologico-philosophique montre que les hommes, durant l’enfance du monde, furent naturellement des poètes sublimes », ibidem, p. 192.
11 « l’imagination véritablement forte, verte, féconde, créatrice et fructueuse n’appartient plus qu’aux enfants, ou à la plupart des gens peu expérimentés ou peu instruits ».
12 « l’ignorant, comme l’enfant, se détermine beaucoup plus vite, beaucoup plus facilement, vivement […] que l’homme instruit ».
13 « et la philosophie, que nous a-t-elle enseigné ? Ce qui nous était naturel quand nous étions enfants […] ce que nos aïeux incultes savaient et faisaient sans songer à être philosophes ».
14 « Les hommes sentent d’abord sans porter leur réflexion sur l’objet de leurs sensations ; ils réfléchissent ensuite l’âme troublée et agitée, et arrivent enfin à la pensée purement réfléchie », Giambattista Vico, La scienza nuova, cit., p. 199.
15 « Puisque tout le monde sait qu’il faut distinguer deux types différents d’erreurs ; l’on appellera la première « intellectuelle », « imaginative » la seconde. L’erreur intellectuelle est celle, par exemple, d’un philosophe qui veuille vous persuader de quelque chose de faux. L’erreur imaginative est celle des beaux arts et de la poésie à notre époque ; […] Bref, il faut juste déterminer, comme je l’ai dit au tout début, si la poésie doit nous plonger dans l’illusion ou pas ; si elle le doit, comme il est évident, et si, comme les romantiques l’affirment, elle doit le faire de manière spontanée, toutes les autres opinions ne sont que des mots vides et des sophismes, pour nous faire croire à force d’argumentations ce que nous savons ne pas être vrai ; car nous savons en effet que si le poète, quelque chrétien, philosophe et moderne qu’il soit en toute chose, ne trompera jamais notre intellect ; ainsi, quelque païen, idiot, ancien qu’il soit, trompera notre imagination à chaque fois qu’il saura feindre en vrai poète », Giacomo Leopardi, Discorso di un italiano intorno alla poesia romantica, cit., pp. 352-353.
16 « Je dis seulement que la tâche du poète est d’imiter la nature […] ; je dis qu’il peut tromper, et par conséquent il doit nous transporter, par son art, en ces temps originels, et ramener devant nos yeux cette nature désormais disparue. Ou mieux, il doit nous la dévoiler comme si elle était encore présente et nous la montrer belle comme à l’origine, et nous la faire voir et ressentir, en provoquant en nous ces joies surhumaines dont on a presque tout perdu, sauf le désir. Que son devoir ne soit donc pas que celui d’imiter la nature, mais aussi de nous la rendre présente, […] pas seulement de montrer, mais de remplacer », ibidem, p. 365.
17 « C’est un fait digne d’observation que dans toutes les langues, la majeure partie des expressions servant à désigner des objets inanimés sont empruntées par métaphore [trasporti] aux différentes parties du corps humain, aux sens et aux passions : “tête” désigne le sommet ou le commencement […] on trouve certaines expressions telles que les “yeux de la vigne […],“bouche” désigne toute ouverture ; “lèvre” désigne le bord du vase ou d’autres objets ; on parle des “dents” de la charrue, de la herse […] ; “barbe” s’emploie pour racines ; on dit une “langue” de mer ; “gorge” s’emploie dans les expressions désignant l’embouchure d’un fleuve ou la gorge d’une montagne ; on parle d’un “cou” de terre, du “bras” d’un fleuve […] ; “sein” un golfe et “flancs” les côtés ; on dit les “côtes” de la mer […] on dit une “veine” d’eau et ce terme s’emploie aussi pour désigner un filon ou les lignes qui s’observent dans certaines pierres ; le vin est le “sang” de la vigne ; la terre a des “entrailles” ; le ciel ou la mer sont “souriants” ; le vent “siffle”, l’onde “murmure” », Giambattista Vico, La scienza nuova, cit., p. 284.
18 Une tentative de formuler une “science du style” dans l’œuvre léopardienne a été proposée par Antonio Prete (cf. Antonio Prete, La passione della poesia, la scienza dello stile, dans Il deserto e il fiore. Leggendo Leopardi, Rome, Donzelli, pp. 101-111). Cf. aussi la section « Stylistique » du livre de Renato Barilli, dont nous proposons un extrait : « Sempre l’obbligo fondamentale che lo stile ha verso la contestualità della natura e della vita impone di sviluppare ulteriormente il ricorso alle figure retoriche : la prima di queste, la ricerca del pellegrino, è intanto un iniziale distacco dal piano immediato della vita verso un superiore ambito artificiale di ricostruzione selezionata e controllata ; ma si aggiunge subito un’altra funzione, quella di rendere pregnante la portata semantica delle parole usate, di sottrarle […] alla sfera della denotazione, del rapporto lineare e diretto con le singole cose, elevandole alla sfera connotativa ove si caricano di riferimenti molteplici, di poteri evocativi e suggestivi » (Renato Barilli, Poetica e retorica, cit., pp. 232-244).
19 « La science de la nature n’est que la science des rapports. Tous les progrès de notre esprit consistent à découvrir des rapports. Or, comme je l’ai dit ailleurs, l’imagination est la chose la plus féconde et la plus merveilleuse pour retrouver les rapports et les harmonies les plus cachées », Zib. 1836.
20 « Avec la vivacité de leur imagination et le seul enseignement de la nature, les enfants découvrent et voient des ressemblances et des affinités évidentes entre des choses tout à fait opposées, ils trouvent des relations obscures dont il conviendrait que le philosophe fasse grand cas, lui qui ne devrait pas dédaigner de redevenir un peu enfant et d’apprendre à voir les choses comme eux », Zib. 2019.
21 Ibidem, p. 414.
22 « […] Lorsque le poète a prétendu que la rose amoureuse rougit d’une rougeur virginale en présence de son amant, et qu’elle soupire, qu’a-t-il fait si ce n’est d’avoir transformé cette rose en être humain ? Qui s’imagine un soupir, ne s’imagine-t-il pas aussi une bouche ? et s’il imagine une bouche, ne s’imagine-t-il pas aussi un visage ? et s’il se figure un visage, ne se figure-t-il pas aussi une personne ? D’où la rose, qu’on le veuille ou non, est une imagination du poète et, dans l’imagination de ses lecteurs, est une femme », Giacomo Leopardi, Discorso di un italiano intorno alla poesia romantica, cit., pp. 417-418.
23 « Il est certain, très évident, et c’est inné non seulement chez les poètes mais universellement chez tous les hommes, qu’il y a un désir très vif de rôder parmi des choses vivantes, et de les voir et de les toucher, si bien que l’imagination, emportée par ce désir, avive des objets inanimés. […] Il n’y a personne pour ignorer qu’une des habitudes les plus communes et fréquentes de l’imagination des enfants est bien celle de rendre vivants des objets inertes, comme je l’ai répété à plusieurs reprises le long de ce Discours. […] Or, quiconque y prêtera attention, s’apercevra aussitôt que dans l’imagination des enfants le soleil et la lune ne sont autres qu’un homme et une femme, et que le tonnerre, le vent, le jour, la nuit, l’aurore, le temps, les saisons, les mois, l’oisiveté, la mort et un nombre infini d’autres choses, ne sont en réalité que des hommes et des femmes. En somme, les enfants n’attribuent aux choses inanimées d’autres effets, d’autres pensées, d’autres sens, d’autre vie qu’humaine, et s’ingénient ainsi d’habiller ces choses, et en effet ils vont les habiller aussi bien qu’ils le peuvent […] Ne voit-il pas [Di Breme] qu’il est aussi naturel, pour l’homme, d’habiller les objets inertes de formes humaines, que de les rendre vivants ? », Ibidem., pp. 412-417.
24 Giacomo Leopardi, Poesie e prose, I, a cura di Mario Andrea Rigoni, Milan, Mondadori, 1987, p. 64.
25 Ibidem, p. 91.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Tommaso Tarani, « La fabrique du mythe : la réécriture du paganisme ancien chez Leopardi », Cahiers d’études romanes, 27 | 2013, 513-528.
Référence électronique
Tommaso Tarani, « La fabrique du mythe : la réécriture du paganisme ancien chez Leopardi », Cahiers d’études romanes [En ligne], 27 | 2013, mis en ligne le 25 juin 2014, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/4235 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesromanes.4235
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